Sources du droit canonique : quelques repères

02 juillet 2018

Il est possible d’appréhender les sources du droit en général, et les sources du droit canonique en particulier, de deux manières : une approche diachronique d’une part (I), typique de l’étude historique, une approche synchronique d’autre part (II), thématique, par nature de sources.


I.- Approche diachronique


Cette première section sera nettement plus longue que la suivante. Elle s’intéressera aux sources les plus anciennes (A), puis à celles datant des pères de l’Église jusqu’au début des sources médiévales (B), enfin aux sources plus récentes (C).


A.- Deux sources anciennes

Concernant le droit de l’Église, deux sources anciennes sont spécialement à repérer : les sources scripturaires (1) et le droit romain (2).


1.- Sources scripturaires

Il est admis que la source la plus ancienne du droit canonique consiste en l’existence d’un droit dans l’Écriture, à commencer par le Décalogue contenu dans l’Ancien testament, la loi fondamentale, première référence, ayant une portée générale et demeurant valable pour toutes les époques. Cette loi est donnée par le Seigneur lui-même. Le Décalogue est de droit divin.

Des dix commandements découlent ensuite des prescriptions juridiques particulières, énoncées pour des circonstances précises, des situations concrètes, valables à des époques données dans une société singulière . Dans l’Évangile, Jésus résume le Décalogue en un seul énoncé à deux volets : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée. C’est là le grand, le premier commandement. Un second est aussi important : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. De ces deux commandements dépendent toute la Loi et les Prophètes . » Cette citation met en évidence, outre l’unité des deux commandements fondamentaux, une certaine hiérarchie des normes juridiques, déjà présente dans l’Ancien testament.

À ce propos, Jésus reproche souvent à ceux qui exercent en son temps un pouvoir spirituel, de prendre les préceptes particuliers (droit positif des hommes) pour les règles générales (droit divin), et ainsi de trahir la loi divine. Exemple : « C’est à cause de la dureté de votre cœur, que Moïse vous a permis de répudier vos femmes […] ».

Le Décalogue est à la fois institué par Dieu et instituant du peuple de Dieu. C’est dans la pratique de cette loi fondamentale, que l’on reconnaît le croyant dans l’Ancien testament.

Avec le Nouveau testament, la norme la plus fondamentale n’est plus la loi, mais la foi : la foi institue l’Église du Christ et, de ce fait – changement de régime – fait en quelque sorte passer celui qui devient disciple de Jésus d’un peuple organisé par la loi à un peuple dirigé par la foi inspirée par Dieu, et dont la forme dépasse les frontières assignées par des hommes (catholicité de l’Église). Les commandements de Dieu demeurent tout de même comme normes , mais se situent désormais, hiérarchiquement, en-dessous de la foi que ce même Dieu inspire à l’Église. En outre, selon Jésus, la loi a pour finalité la justice de Dieu. Cette remarque est très importante dans la pratique de la loi par Jésus.


2.- Droit romain

Dans les sources anciennes du droit canonique, ne figure pas que l’Écriture. Dès le premier siècle en effet, celui du Nouveau testament, l’Église s’organise aussi, juridiquement, à l’intérieur de l’empire romain. Les premières communautés chrétiennes s’inscrivent dans le contexte du droit de l’empire. De ce droit, l’Église intégrera dans sa propre législation certains éléments, qu’elle conservera parfois jusqu’aujourd’hui . Le droit romain constitue dès le début l’une des sources fondamentales du droit canonique.


B.- Des premiers siècles à l’aube de l’époque carolingienne

L’Église, lorsqu’elle commence à s’organiser socialement, se donne des règles ayant pour objet d’encadrer et la vie des premières communautés (impératif de cohésion), et le témoignage de foi des chrétiens (impératif de fidélité au témoignage apostolique et d’authenticité) : il s’agit à la fois de demeurer fidèles à la foi reçue des apôtres et de vivre ensemble dans l’esprit de l’Évangile. Ces premières règles de l’Église sont repérables en premier lieu dans le corpus néotestamentaire, notamment dans les Actes des Apôtres et dans les lettres pauliniennes. Ensuite, dès la fin du premier siècle, des règles figurent dans les premiers écrits chrétiens, ceux des pères apostoliques .

Dans les siècles suivants, Le droit des premières communautés chrétiennes se présente souvent sous la forme de recueils . La deuxième génération de pères entend toujours faire œuvre de fidélité au message des apôtres. Mais l’expression de cette fidélité est plus argumentaire que dans la génération précédente, en raison des premières déviances (gnosticisme) par rapport au kérygme et de la nécessité pour la survivance de l’Église de s’inscrire dans les sociétés dans lesquelles naissent et se développent les communautés. Le droit va évoluer avec l’approfondissement théologique de la doctrine.

Peu à peu, des recueils sont conservés dans des collections canoniques, lesquelles constituent un genre littéraire particulier dans l’histoire des sources. C’est grâce à ces collections, que des règles seront conservées dans le temps et pourront être reprises. Ce droit provient généralement de conciles et de synodes , mais aussi du droit coutumier et de l’interprétation des règles en vue de leur application concrète (jurisprudence). Ces collections contiennent les principales sources des normes institutionnelles de l’Église. Les canons conciliaires, avec les décrétales pontificales constituent aujourd’hui encore « les moyens essentiels de législation canonique » pour ce qui concerne le droit universel de l’Église.

Enfin, il faut ajouter qu’avec les invasions germaniques de l’Occident, les chrétiens rencontrent un autre droit, le droit germanique, davantage coutumier, quant à ses fondements, que le droit romain de l’empire, mais qui devient aussi l’une des sources du droit dans l’Église.


C.- Depuis la fin du septième siècle

Après avoir examiné quelques fondements historiques (1), nous évoquerons les débuts d’une codification (2), puis les sources plus récentes depuis le concile de Trente (3).


1.- Quelques fondements historiques, du VIIème siècle au concile de Trente (1545-1563)

L’époque carolingienne connait de nombreux conciles et synodes, principalement en Occident. Aussi, de plus en plus, les évêques sont amenés à légiférer dans leurs diocèses respectifs. « L’évêque est législateur pour son diocèse ». La législation particulière des diocèses se doit d’être cohérente avec la législation pontificale et conciliaire.

Durant l’époque carolingienne et pendant le Moyen Âge, de nouveaux recueils et de nouvelles collections canoniques apparaissent, d’importance inégale ; le genre des compilations se poursuit, concernant de plus en plus de matières aussi variées que la doctrine, les sacrements, la gestion des biens, etc.

Mais apparaissent aussi les pénitentiels (déjà connus entre le VIème et le VIIème siècle). Sous l’influence de moines irlandais, arrive sur le continent une nouvelle manière de célébrer le sacrement du pardon, avec un système de pénitences tarifées : à un péché correspond un certain nombre de jours de jeûne ou autre mortification, œuvre de pénitence ou de charité. Concrètement, il s’agit de listes de péchés et de pénitences qui leur correspondent, contenus dans des recueils, appelés pénitentiels. Cette pratique marquera l’Église occidentale jusqu’au XXème siècle et même encore aujourd’hui, au risque d’assimiler le pécheur et son péché. C’est quoiqu’il en soit le début d’une législation pénale dans l’Église.

A partir de l’ère carolingienne, l’autorité dans l’Église est de plus en plus dépendante de l’autorité politique du prince , avec en même temps un accroissement de l’autorité de Rome sur l’ensemble de l’Église latine. Si bien qu’à partir du milieu du XIème siècle, va commencer une réforme de la papauté, qui connaîtra son apogée avec le pape Grégoire VII et la réforme grégorienne. La peine d’excommunication atteindra le pouvoir politique de la cité. C’est le début d’une affirmation croissante de la primauté romaine, dont l’enjeu fondamental est l’indépendance de l’Église. Le droit canonique se développe dans ce sens. Pour prendre un autre repère historique, cette période est celle des croisades, et aussi d’un grand rayonnement spirituel de l’Église sur l’Occident, avec Cluny, la fondation de l’ordre des Chartreux, etc. Une remarque s’impose sur le fond : l’évolution du droit canonique correspond à l’évolution de l’Église en général.

A partir du XIIe siècle occidental, s’ouvre une période de « renaissance intellectuelle […] dont les canonistes tireront profit », avec notamment deux œuvres très importantes : le Décret de Gratien et les Sentences de Pierre Lombard. Naît à cette époque l’enseignement du droit canonique, avec les débuts de l’université. Ces deux œuvres (Gratien et Lombard) sont à l’origine « des deux disciplines reines dans les universités médiévales (à côté du droit romain) : la théologie et le droit canonique ». Les XIIème et XIIIème siècles sont déterminants dans la naissance et le développement des universités et, de ce fait, d’un droit canonique de plus en plus organisé, notamment dans des manuels.

Les relations entre l’Église et le pouvoir politique affectent l’indépendance de l’Église et son unité , alors que l’Église tient sont pouvoir de Dieu lui-même, et non d’une autorité temporelle. Rétroactivement, il est possible de voir ici les racines lointaines du futur schisme de Luther, sur fond d’intérêts temporels liés à des positionnements délicats de la papauté et autres prélats dans leurs rapports à la chose politique. Nous ne développerons pas ce point, qui déborde l’objet de notre exposé. Mais ce qui est important présentement, c’est de ne pas oublier l’influence qu’auront la Réforme protestante et de la Contre-réforme catholique sur le droit canonique.

En réalité, de nombreuses assemblées conciliaires se sont réunies entre le XIIème et le XVème siècle, mais bien souvent en l’absence du pape, sous la direction de pontifes locaux (évêques). A cette époque, « la législation conciliaire doit donc être considérée comme une source autonome du droit, en face de la législation pontificale . » Cette législation conciliaire, ou synodale, demeurant subordonnée à la législation des papes (décrétales), qui lui restera supérieure dans la hiérarchie des normes canoniques.


2.- Début d’une codification du droit

Le Code de 1917, souvent présenté comme première expérience de codification du droit de l’Église, connaît pourtant une préhistoire. En effet, « entre les années 1140 et le début du XIVe siècle, l’Église s’est dotée de quatre compilations différentes aussi bien par leur origine que par leur contenu ou leur autorité : le Décret de Gratien (vers 1140), les Décrétales de Grégoire IX (1234), le Sexte (1298), les Clémentines (1314-1317) . » Cet ensemble a été réuni pour donner le Corpus iuris canonicii. Ce n’est pas tout à fait une codification comparable à celle de 1917, mais c’est ce corpus qui « servira de code à l’Église latine », sans toutefois être authentifié comme tel par une autorité.


3.- Sources du concile de Trente jusqu’au Code de 1917

Les pouvoirs politiques prennent de l’indépendance vis-à-vis de l’Église. Mais surtout, la Réforme protestante oblige l’Église catholique à reprendre sur le fond sa doctrine, et un renouvellement de la pensée canonique démarrera à partir du début du XVIème siècle. Le droit de l’Église intégrera notamment les canons du concile de Trente, lequel marque l’aboutissement de la Contre-réforme catholique. A plus longue échéance, il en sortira des traités de droit canonique (XVIIème-XVIIIème siècles), avec des changements dans la méthode et l’approche du droit, qui va commencer à s’organiser autour de thèmes : « Le droit canon était […] invité à s’intégrer dans les quatre rubriques : personnes, choses, procès, droit pénal . S’ébauche ainsi le futur plan du Code de 1917, puis, au-delà, du Code de 1983.


II.- Approche synchronique


Classiquement, les sources du droit sont : la loi (loi fondamentale), la coutume, la jurisprudence. Dans le droit des états, selon l’histoire, la civilisation et la culture des pays, le droit est plutôt fondé sur la loi (avec la hiérarchie des normes qui en découle), plutôt coutumier ou plutôt jurisprudentiel. Ainsi, la source principale du droit de l’empire romain est la loi ; le droit romano-germanique a plutôt pour origine la coutume ; et il existe un droit jurisprudentiel dans la Rome antique, le droit prétorien ; encore que le mot jurisprudence ne recouvre pas tout à fait la même signification d’une culture à une autre. Dans le droit français, la jurisprudence, celle qui fait autorité et qui parfois impacte la loi elle-même, c’est l’interprétation issue des tribunaux et reconnue comme officielle par l’autorité judiciaire compétente (arrêts de la Cour de cassation par exemple). En droit canonique, la jurisprudence nait aussi de l’interprétation du droit dans son application concrète par les tribunaux ecclésiastiques (jurisprudence rotale), mais avec une conception plus large de sa fonction d’autorité que dans le système juridique français.

Ces sources classiques du droit se retrouvent dans les fondements du droit canonique, avec parfois certaines ambigüités qui conduisent à des questions de fond pas toujours résolues. L’exemple le plus souvent cité est celui du lien matrimonial : est-ce le consentement (droit romain) ou bien la consommation (droit germanique) qui fait le mariage ? L’Église a retenu les deux… de sorte qu’un mariage peut se trouver invalidé parce que, ratifié par le consentement (ratum), il n’a pas été consommé (consummatum)… heureusement, c’est la décision de justice qui l’emporte, grâce à une jurisprudence canonique matrimoniale bien fournie aujourd’hui…


P. Hugues GUINOT

Chancelier


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[1] Cf. Exode 20, 1-17 ; Deutéronome 5, 1-22.

[2] C’est l’objet en particulier du livre du Lévitique. Cf. Olivier Artuset Damien Noël, Les livres de la loi. Commentaire pastoral, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome, Paris, Bayard Éditions / Centurion, 1998 ; Olivier Artus, Les lois du Pentateuque : points de repère pour une lecture exégétique et théologique, Paris, Cerf, coll. Lectio Divina, 2005.

[3] Matthieu 22, 37b-40 (trad. TOB).

[4] Matthieu 19, 8b-9 (trad. TOB).

[5] Cf. Matthieu 5, 17-20. 

[6] Par exemple, en matière matrimoniale, le principe que c’est le consentement (le contrat) qui fait le mariage provient du droit romain.

[7] Pour donner un repère historique : Charlemagne a été couronné empereur le 25 décembre 800 par le pape Léon iii.

[8] On appelle pères apostoliquesla première génération des pères de l’Église, de langue grecque, dont les écrits sont datés de la fin du premier siècle jusque vers la fin du deuxième siècle. La préoccupation de ces écrits est nettement le témoignage authentique de la foi, un témoignage qui soit conforme à l’enseignement des apôtres, d’où l’appellation apostoliques. Parmi les pères apostoliques on peut citer, par exemple : Clément de Rome, Polycarpe de Smyrne, Ignace d’Antioche, la Didachè, le Pasteur d’Hermas, …

[9] Par exemple : la Tradition apostoliqued’Hippolyte de Rome

[10] De la fin du iième siècle jusqu’au début de l’époque médiévale, on appelle pères apologistesla génération des pères de l’Église qui succèdent aux pères apostoliques. Leurs écrits, plus argumentés, tendent à justifier théologiquement la foi, d’où les apologies.

[11] Bien des actes de ces assemblées comprennent deux groupes de textes : d’une part de textes doctrinaux, qui témoignent de débats théologiques entre pères conciliaires ou synodaux, d’autre part des séries de canons, c’est-à-dire de décisions à portée juridique.

[12] Les décrétales sont des règles énoncées directement pas le Souverain pontife ; il s’agit souvent de réponses à des questions particulières, dont la portée devient universelle, à l’instar des rescrits impériaux. Certains recueils contiennent aussi des fausses décrétales, retenues pourtant par le droit canonique !

[13] Jean Gaudemet,Les sources du droit de l’Église en Occident du iie au viie siècle, Paris, Cerf / CNRS, 1985, p. 31.

[14] Jean Gaudemet,Les sources du droit canonique – viiie-xxe siècle, Cerf, Paris, coll. Droit canonique, 1993, p. 19.

[15] Pour plus de détails, voir Cyril Vogel, Le pécheur et la pénitence au Moyen-âge, Cerf, Paris, 1969.

[16] C’est ce qu’au xixème siècle on appellera le « césaropapisme ».

[17] Jean Gaudemet,Les sources du droit canonique – viiie-xxe siècleop. cit., p. 52.

[18] Ibid.

[19] Citons un seul exemple : la division entre Rome et Avignon et la question de la légitimité du siège pontifical.

[20] Jean Gaudemet,Les sources du droit canonique – viiie-xxe siècleop. cit., p. 67.

[21] Ibid., p. 102 ; pour plus de détails, voir Jean Gaudemet,Les sources du droit canonique – viiie-xxe siècleop. cit., p. 102-144.

[22] Ibid., p. 103.

[23] Ibid., p. 196.