Les biens d'Eglise
25 mai 2018
Nous faisons le choix ici de ne traiter que des biens immobiliers de l'Eglise. En outre, nous aborderons ce sujet uniquement dans le contexte d’un diocèse de rite latin (dépendant du Code de droit canonique de 1983) et dans les limites du territoire français placé sous le régime étatique de la loi de 1905 dite de séparation des Églises et de l’État. Il n’est pas question non plus d’aborder ici le patrimoine des communes affecté au culte : c’est un autre débat. Enfin, nous ne traiterons pas non plus la question des biens appartenant à des instituts de vie consacrée.
Dans les faits, les questions posées autour des biens d’Église sont généralement liées à celle du titre de propriété. C’est ce qui commandera l’ensemble du propos qui, partant de la notion canonique de bien d’Église, nous fera croiser certaines dispositions de droit français, en particulier de droit associatif.
Après quelques définitions utiles (I), nous arriverons à la notion de propriété des biens (II) puis à sa détermination juridique (III), le tout sous quelques aspects. Nous aborderons enfin diverses attitudes et questions (IV).
I.- Quelques définitions de droit canonique
Pour entrer dons notre matière, il nous faut éclaircir le vocabulaire, à commencer par la définition canonique de bien d’Église (A). Cette notion est liée à celle de personne juridique publique (B).
A.- Notion de bien d’Église
En stricte rigueur de termes, en droit canonique, dans un diocèse, on appelle bien d’Église un bien appartenant à une personne juridique publique.
B.- Notion de personne juridique publique (c. 116)
La personne juridique publique se définit à partir de trois distinctions canoniques : la distinction entre personne juridique et personne physique (1), la distinction entre communauté hiérarchique et communauté associative (2), la distinction entre personne juridique publique et personne juridique privée (3).
1.- Personne juridique et personne physique
En droit canonique, une personne juridique correspond pratiquement, pour faire bref, à ce qu’est une personne morale en droit français, par opposition à une personne physique. C’est donc d’une réalité collective qu’il s’agit. Une personne juridique est une personne à part entière ; elle est autre que la somme de ses membres ; elle possède une identité propre.
2.- Communauté hiérarchique et communauté associative
Le droit canonique, outre cette première distinction, distingue aussi deux types de communautés : les communautés hiérarchiques d’une part, les communautés associatives d’autre part.
Les communautés hiérarchiques sont placées directement ou indirectement sous l’autorité de l’évêque. Les communautés associatives relèvent de l’exercice du sacerdoce commun des baptisés.
Une remarque cependant : il convient de placer dans une catégorie à part l’association civile diocésaine, qui canoniquement est un moyen au service de l’Église diocésaine et de sa mission. En droit français comme en droit ecclésiastique, l’association diocésaine n’a pas d’existence autonome. Étant organiquement liée au diocèse, la personnalité juridique dans laquelle elle s’inscrit est celle du diocèse lui-même, communauté hiérarchique et non associative. Elle ne relève pas de la volonté commune de ses membres, mais de l’autorité épiscopale.
3.- Personne juridique publique et personne juridique privée
Par opposition à une personne juridique privée, telle par exemple une association privée de fidèles, une personne juridique publique, dans un diocèse, est constituée par l’autorité épiscopale pour agir au nom de l’Église (une personne juridique publique possède de droit la personnalité juridique).
Les personnes juridiques publiques sont des communautés hiérarchiques. Dans la structure d’un diocèse comme le nôtre, il existe essentiellement trois formes de personnes juridiques publiques : le diocèse lui-même, les paroisses, les aumôneries.
Il faut distinguer personne juridique et établissement. Par exemple, une école catholique n’est pas en soi une personne juridique publique. Si elle émane du diocèse, qui plus est si les locaux de l’école appartiennent au diocèse, la personne juridique publique est le diocèse lui-même.
Dans les faits, les aumôneries ne possèdent pas souvent, en tant que telles, de biens ecclésiastiques immobiliers. Dans de nombreux cas, soit elles œuvrent au sein d’un établissement public ou privé (centre hospitalier, caserne, prison, établissement d’enseignement), soit elles utilisent des biens immobiliers appartenant à la paroisse ou au diocèse (aujourd’hui, c’est habituellement le cas des aumôneries de l’enseignement public par exemple).
Lorsqu’une aumônerie s’est dotée de statuts loi 1901, elle demeure canoniquement une communauté hiérarchique et ne peut pas, de ce fait, se constituer en association de fidèles. Pour ce qui est de l’acquisition et de la propriété éventuelles de biens immobiliers, il convient de se reporter à ce que nous dirons un peu plus loin (sections II à IV). Qu’une association d’aumônerie soit propriétaire de biens immobiliers demeure une situation rare.
Les deux personnes juridiques publiques qui nous intéressent donc plus précisément, comme propriétaires de biens d’Église, ce sont le diocèse et les paroisses, sur lesquels nous allons nous concentrer dans la suite de l’exposé.
II.- Personne juridique publique et propriété des biens
Les biens d’Eglise sont d’abord à distinguer des biens personnels. Par exemple, à l’heure où je vous parle, la voiture de l’abbé Guinot n’est pas un bien d’Église.
Mais les biens d’Église sont distincts, aussi, des biens associatifs : d’une manière générale, les associations jouissent d’une autonomie liée à la nature même de la réalité associative. Canoniquement, une association est une entité créée sur la base de la volonté d’un groupe de personnes de poursuivre des fins communes en mettant des moyens, communs eux aussi, au service des fins poursuivies. Théologiquement, tous les baptisés sont appelés, mais à des titres différents, à participer à la mission de l’Église : c’est cela qui fonde en doctrine le droit d’association dans l’Église catholique.
Concrètement, les associations dites « associations privées de fidèles », dans leur fonctionnement, ne dépendent pas directement de l’autorité de l’évêque, même si l’évêque exerce sur elles, de droit et eu égard à la nature et à la mission de l’Église, une vigilance.
Cependant, dans de nombreuses situations concrètes, la question se pose de savoir si tel immeuble ou tel terrain est légitimement propriété de l’Église ou propriété d’une association. Cette question revient à déterminer la propriété et aussi l’acquisition.
III.- Détermination de l’acquisition et de la propriété de biens d’Église : un dossier complexe
Dans un exposé comme celui-ci, il n’est pas possible de creuser à fond toutes les questions. Néanmoins, au risque de demeurer incomplet, les quelques pistes que nous allons dégager devraient aider à étudier les cas particuliers. Il est au moins possible de montrer qu’il s’agit d’une affaire bien concrète (A), résultant d’une histoire (B).
A.- Une question concrète
La question des biens (immobiliers en l’occurrence) n’arrive jamais in abstracto, mais se trouve soulevée lorsque survient ou subsiste un doute, voire un différend ou un désaccord quant à la propriété, éventuellement quant à l’usage, de certains biens.
Dans un diocèse de la « France de l’intérieur », il est possible, sans prétention d’exhaustivité toutefois, de mettre en évidence deux types de situations :
Des associations disposant d’un statut civil loi 1901, mais qui ne possèdent pas de statut canonique ; c’est le cas de nombreuses associations fondées avant la codification de 1983. Sous le régime du Code de 1917, les seules associations qui existent canoniquement sont celles émanant de la hiérarchie ecclésiastique. Pour le droit canonique, une association seulement de droit français constitue un groupement de fait et ne peut prétendre à des droits dans l’Église. Réciproquement, elle n’est pas non plus, en tant que groupe, donc indépendamment du lien personnel de chacun de ses membres à l’Église, tenue à des obligations à l’égard de cette dernière. En d’autres termes, du point de vue canonique, les statuts de loi 1901 sont simplement de l’ordre des moyens d’action.
Des associations qui existent au plan canonique ; dans ce cas, elles disposent de statuts canoniques d’associations de fidèles, et sont reconnues ou approuvées par décret de l’autorité épiscopale. Généralement, elles possèdent aussi des statuts loi 1901. Les statuts canoniques et les statuts civils doivent être cohérents entre eux.
A quoi il faut ajouter qu’aucune association n’a le droit de se définir comme catholique sans décret épiscopal. Cette dimension est très importante, dans deux domaines en particulier, qui relèvent de droit de l’autorité de l’Évêque : la vie sacramentelle d’une part, l’enseignement d’autre part. Ce point est très précisément encadré par le droit de l’Église. Par exemple, une association de fidèles qui déciderait d’ouvrir une école privée, même dans des locaux paroissiaux, et même possédant des statuts canoniques, n’aurait pas le droit de se déclarer d’elle-même catholique ; seul l’évêque peut en décider.
A quoi Il faut ajouter encore que l’usage d’un bien immobilier n’octroie de soi aucun droit d’agir au nom de l’Église. Par exemple, une messe célébrée chaque dimanche dans une chapelle privée dont l’accès est réservé à quelques uns ne peut pas ipso facto être inscrite au calendrier des messes dominicales de la paroisse.
B.- Une histoire
La question de savoir si, dans le champ associatif, des biens immobiliers seraient éventuellement des biens d’Église est une spécificité française, souvent complexe, et résultant d’une histoire particulière dont il convient de dire quelques mots.
De nombreuses associations existent depuis bien avant la codification de 1983. Le code précédent, de 1917, ne connaît pas le régime associatif de 1983. Le Code de 1983 apporte une nouveauté en faisant de tous les baptisés des sujets actifs de la mission de l’Église, en particulier lorsqu’ils se regroupent pour se donner des objectifs communs et mutualiser des moyens d’action. Théologiquement, cette nouveauté repose principalement sur le décret de Vatican II Apostolicam actuositatem sur l’apostolat des laïcs.
Avant 1983, de nombreuses associations qui n’ont pour statuts que des statuts loi 1901, ont été créées par des prêtres, associés à quelques laïcs, agissant ex officio à des fins d’activités éducatives, caritatives, culturelles, etc., se dotant de moyens, en particulier de moyens immobiliers, pour mettre en œuvre un objet social.
Créées ex officio par un curé ou un vicaire entouré d’autres fidèles, de telles associations n’avaient pas besoin d’un statut canonique spécial pour exister dans l’Église, puisque leurs activités s’inscrivaient dans le cadre de la charge confiée par l’évêque au fondateur clerc. Autrement dit, à l’époque de la fondation, la question de la structuration canonique de telles entités ne se posait pas.
Immédiatement après 1983, beaucoup des pères fondateurs étaient encore de ce monde ; le besoin de « se mettre au diapason » du Code de 1983 ne s’est alors guère fait sentir, surtout dans les cas, majoritaires, où les activités associatives donnaient satisfaction à leurs usagers comme à l’Église elle-même.
Le problème arrive avec la disparition des fondateurs ou des derniers témoins de la création de ces entités. Pour des raisons variées, certaines associations se sont éloignées de la vie paroissiale dans laquelle elles étaient nées, se sont détachées plus ou moins progressivement de l’office des curés ou vicaires, et assez souvent, depuis, des modifications dans les statuts ont contribué à cet éloignement.
Un cas typique, à partir d’une situation réelle. Dans une paroisse, durant la seconde guerre mondiale, le curé et ses ouailles avaient aidé de nombreuses familles. En reconnaissance, durant la reconstruction, des familles ont légué des immeubles à « Monsieur le Curé » (à l’époque la distinction était floue entre ce qui appartenait nommément à la personne physique du curé et ce qui appartenait à la paroisse ; les comptes paroissiaux étant d’ailleurs souvent libellés « Monsieur le Curé de [...] »). En l’espèce, on ne savait pas toujours très bien si ce qui avait été donné au curé l’avait été au titre de son office ou à titre personnel. Heureusement, dans notre cas d’espèce, l’homme d’Église était intelligent et de bonne moralité (ce qui n’est pas incompatible !) : il avait créé une société civile immobilière dans laquelle la paroisse, via, civilement parlant, l’association civile diocésaine, possédait la majorité des parts. C’était une bonne formule. Mais, quelques décennies plus tard, il s’est trouvé que, pour des raisons d’avantages fiscaux, la société s’est muée en association. Et c’est là que se trouve le « péché originel » : les biens d’une association sont les biens d’un collectif, dont la propriété se justifie par l’objet social et ne peut plus être divisée en parts. Si cette association, quelques temps plus tard encore, s’éloigne de la vie paroissiale dont elle est indirectement issue, qui in fine est le « vrai » propriétaire des biens ? Et comment le démontrer ? Comment l’Église peut-elle « récupérer » ce qui, historiquement, semblerait bien lui appartenir ?
Aujourd’hui, il est rarement possible de démontrer immédiatement que l’Église elle-même (donc l’association diocésaine du point de vue du droit français) est propriétaire de certains biens civilement associatifs, pour deux raisons majeures corollaires l’une de l’autre :
Il n’est pas toujours possible de déterminer, faute d’éléments historiques ou juridiques probants, l’acquisition ecclésiale originelle de ces biens, donc d’établir un lien suffisamment formel entre la propriété des biens et l’office du clerc qui justifiait qu’on créât une entité de droit civil français.
Si les titres de propriété sont établis au nom de l’association, il est quasiment impossible de contester cette propriété, à moins de preuves formelles à opposer, qui permettraient de justifier l’acquisition par l’Église des biens concernés.
IV.- Des attitudes à adopter et des questions à se poser
Ce que je vais exprimer maintenant n’est pas exhaustif. Les propos qui suivent sont incomplets et gagneront à s’enrichir des expériences et compétences des uns et des autres. Il s’agit surtout de réfléchir ensemble, en établissant des stratégies qui ne risquent pas de se retourner contre l’Église et contre les intérêts du bien commun.
Cela concerne les situations existantes (A) ainsi que les projets (B). Puis nous énoncerons brièvement quelques principes valables dans tous les cas (C).
A.- Pour les situations existantes
Si l’Église n’est plus du tout présente dans les instances dirigeantes de telle association loi 1901, il convient d’aller à sa rencontre, de provoquer la discussion, de reprendre le fil de l’histoire, ce qui peut prendre beaucoup de temps ; mais cette « étape » semble nécessaire. Il s’agit de retrouver les fondements et les liens historiques entre l’association, son activité et la vie de l’Église locale (diocèse, paroisse ou ensemble de paroisses).
Si l’Église est représentée (par exemple : le curé de la paroisse est membre de droit du bureau), que disent les statuts et le règlement intérieur des pouvoirs de celui ou ceux qui représentent l’Église au sein des instances dirigeantes de l’association ? Quelle est leur possibilité d’agir ?
La propriété peut être prouvée par différents moyens : titres, actes notariés, statuts, règlements et registres de l’association, délibérations d’instances dirigeantes, etc.
B.- Pour des projets à venir
S’il est envisagé de constituer, au titre de l’Église, une personne civilement morale pour qu’elle soit propriétaire au nom de l’Église de biens immobiliers, la première question est celle de l’acquisition des biens, suivie de celle des actes propriété. Il s’agit d’utiliser ou de créer le meilleur moyen possible pour la fin poursuivie, et de le faire dans l’intérêt de la mission de l’Église. En clair : comment constituer propriétaire canonique le diocèse ou une paroisse ?
Une autre question fondamentale est celle de la nature des biens immobiliers : s’agit-il d’immeubles à usage cultuel, ou d’immeubles de rapport ? Selon les cas, la personne morale ou juridique propriétaire ne doit pas nécessairement être toujours la même. Sur ce point, il faut avoir à l’esprit qu’une association peut éventuellement être propriétaire d’une société, ou de la majorité des parts d’une société, si cette propriété est cohérente avec l’objet social poursuivi. Mais l’inverse n’existe pas : une association ne peut constituer la propriété d’une société.
Dans la même logique : selon la nature de l’objet poursuivi, la structure associative est-elle nécessairement la plus adéquate ? Par exemple, une société civile immobilière peut éventuellement lui être préférable.
Les statuts et règlements de l’association concernée doivent encadrer de manière précise la dévolution des biens et actifs restant en cas de dissolution ou de transformation de l’association.
Ne serait-il pas utile que telle ou telle des associations gravitant dans le giron de l’Église diocésaine soit érigée en association de fidèles, publique ou privée selon le cas ? Juridiquement, si les documents civils d’une part et ecclésiaux d’autre part sont correctement rédigés et articulés entre eux, les statuts de droit canonique peuvent aussi avoir des effets au plan civil, dans le cas par exemple où les statuts civils stipulent que les statuts canoniques leur demeurent annexés.
C.- Dans tous les cas
La vigilance épiscopale est primordiale (c. 305, §§ 1-2) et s’exerce toujours, quelle que soit l’association, et en particulier lorsque la question des biens est en jeu (cf. c. 392, § 2). Cette vigilance ne s’exerce pas seulement sur des questions de doctrine ou de mœurs : elle joue aussi et également sur des questions de structure et de fonctionnement, car il y va de l’engagement des personnes, du respect de leur intégrité, de l’identité, de la nature et de la réputation de l’Église. Il y va aussi du respect du droit de propriété et plus largement des droits sociaux, conformément à la doctrine sociale de l’Église. En l’occurrence, un regard critique sur les moyens d’action, les règles de fonctionnement, le respect des instances, les règles de déontologie et leur application, etc., sont des points majeurs pour l’exercice de la vigilance épiscopale.
Hugues GUINOT
Chancelier du diocèse de Sens et Auxerre